CHAPITRE (6): CONFLIT / UNITE AU SEIN D'UNE ARMEE NATIONALE
Par Riadh Sidaoui
L'armée algérienne a pu jusqu'à maintenant sauvegarder son unité, et sa solidarité face aux menaces des islamistes. Cependant, elle est menacée par des déchirures internes profondes.
6.1. ARMEE FACE AUX ISLAMISTES: L'UNITE INDISPENSABLE
L'Algérie est entrée progressivement, depuis 1991, dans la voie suicidaire de la guerre civile, à la violence institutionnelle et à la crispation du pouvoir en place par la violence islamiste et la volonté de conquérir l’Etat par la force.[1]
Aujourd'hui, l’armée algérienne compte 139.000 hommes dont 120.000 dans l'armée de terre. Les effectifs de la gendarmerie de 35.000 hommes, ceux de la police de 16.000 et ceux de la brigade de la garde républicaine de 1.000.
Les dépenses militaires sont de 36 dollars par habitant - contre 39 pour la Tunisie et 28 pour le Maroc... Le budget de la défense est le plus élevé des trois pays du Maghreb: 971 millions de dollars en 1991, contre 323 pour le voisin de l'Est et 730 pour celui de l'Ouest. De plus, 60.000 hommes sont engagés dans les forces spéciales chargées de combattre les groupes armés de l'opposition islamique. Ils se recrutent dans les unités d'élite de la police, de la gendarmerie et de l'armée.[2]
Quant aux islamistes, ils s'organisent dans deux groupes différents. Les "radicaux" ont structuré "les groupes islamiques armés " (GIA). Ils ont pratiqué une politique violente et sanglante contre l'armée et la police et tous ceux qui les considèrent comme une source de soutien pour le pouvoir comme les étrangers, les écrivains, les journalistes, les instituteurs, les fonctionnaires et les familles des officiers. La deuxième tendance s'incarne dans l’armée islamique du Salut (AIS). Elle se présente plus responsable, loin de l'arbitraire et disciplinée directement sous les ordres des dirigeants du "Front islamique du salut " (FIS).
Actuellement, les dégâts sont considérables. On compte plus de 50 000 victimes et une perte des milliards de dollars.
6.2. LES RISQUES D'IMPLOSION
Afin d'éradiquer le terrorisme, des nominations de personnalités sont annoncées dès octobre 1992, comme le général Mohamed Lamari (commandant des forces terrestres), il sera promu général-major, le général Touati, le général Derradji... Une législation d'exception est promulguée également dans la même période.[3]
L'implication prolongée de l'armée dans la lutte contre l'islamisme armé et militant s'est révélée porteuse de risques majeurs pour son unité. Un premier conflit apparaît entre politiques et techniciens. D'autres mutations s'opèrent en son sein sans que la classe politique n'ait eu jusque-là l’audience d'en tirer tous les enseignements.[4]
Le vendredi 6 mai 1994, des changements significatifs sont opérés dans la hiérarchie militaire. Cinq régions sur les six que compte l'Algérie changent de commandement. Ces changements profitent à des officiers supérieurs formés à l'école algérienne. La moyenne d'âge des nouveaux promus se situe entre 45 et 50 ans. "Si donc ces promotions paraissent procéder d'une stratégie de rajeunissement, elles n'en obéissent pas moins à des considérations politiques, faisant obligation au président Zéroual de se donner les moyens de sa politique pour pouvoir concrétiser les objectifs de la transition", indique le journal "Le matin".[5]
La multiplicité des acteurs est la première menace de l'éclatement et de l'atomisation du pouvoir de décision au sein de l'institution militaire. La multiparité qui organise le commandement est, pour l'instant, occultée par la prééminence prise par la lutte contre le terrorisme. C'est pourquoi, il reste à savoir comment l'armée digérera ses contradictions une fois la paix retrouvée. Le président Zéroual, selon le chercheur algérien Saïd Boulares, "hésite à entreprendre une réorganisation destinée à synchroniser l’ensemble disparate des réseaux et appareils et semble lui préférer la structuration de son propre réseau à partir d'une équipe qui double à la fois les services de la DRS (Direction du renseignement et de la sécurité), de la gendarmerie et de la police afin, d'élargir à terme sa marge de manoeuvre".[6]
Les facteurs de conflit sont inhérents tant à la dichotomie de plus en plus manifeste entre les politiques et les techniciens qu'à la manifestation beaucoup plus explicite de clivages entre "éradicateurs" et "réconciliateurs", entre officiers et sous-officiers et entre les différents corps impliqués dans la répression.[7] En outre, l'armée algérienne est historiquement déchirée depuis la guerre de la libération par des conflits devenus traditionnels comme le conflit régionaliste, ethnique et culturel.
6.2.1. ERADICATEURS / CONCILIATEURS
Les inflexions de rapports de forces se sont fortement recentrées autour du président Zéroual et du Général Mohamed Lamari: elles ont pour objet essentiel l’avenir à réserver au FIS et aux deux autres Fronts dans le futur décor politique algérien.
Le général Lamari, officier de l'armée française, entouré par des autres venant de la même école, se présente comme un éradicateur convaincu, il ne croit qu'à la violence absolue pour éradiquer le phénomène islamiste en Algérie.
Or, le président Zéroual reste un des conciliateurs, il a nommé par exemple Saïd Fodhil, le deuxième homme de l'ex Sécurité militaire, la DRS, à la tête de la quatrième région militaire de Ouargla et ce malgré l'opposition du clan des éradicateurs. En fait, ce remaniement n'est pas sans signification particulière. Saïd passe pour être un jeune cadre favorable au dialogue avec les islamistes.
De la même manière, huit généraux en retraite (anciens de l'ALN) et une quarantaine d'officiers en activité (nouvelle génération) signèrent, fin mars 1995, l'appel adressé au président Zéroual l’exhortant à ouvrir des négociations avec les mouvements islamistes.[8]
Quant aux facteurs traditionnels qui peuvent menacer l'unité de l'armée, ils se manifestent dans les conflits suivants:
6.2.2. LE CONFLIT REGIONALISTE
Nous pouvons mentionner quatre régions principales en Algérie. Le Sud sahraoui, le Centre, notamment Kabyle, l'Ouest arabe et l'Est Chaouite et arabe. Ces deux dernières sont les plus peuplées, le conflit se concentre entre l'Est dominant et l'Ouest dominé.
6.2.2.1. ORIGINES HISTORIQUES: L'Est comme région-base dans le déclenchement de la révolution
Dès le 1er Novembre 1954, et contrairement à l'Est, l'insurrection a totalement échoué en Oranie (l'ouest): mis à part les monts de Tlemcen, c'est une région peu propice à la guérilla, où la population européenne était nombreuse et active.[9] L'Ouest perdra, désormais, l'avantage historique dans la révolution. Tandis que la citadelle de l'Est est sans doute l'Aurès[10] et sa population chaouite, ils avaient construit les maquis les plus forts, armés et entraînés, ainsi formé les officiers les plus compétents de l'ALN, Boumedienne fut leur symbole. L'Aurès en particulier, et l'Est en général domineront l’armée le dés le coup de 19 juin 1965 jusqu'à présent.
6.2.2.2. DOMINATION D'UNE REGION: L'Est
Cette domination se cristallise dans les faits suivants[11]:
- sur 6 président de la république algérienne, 5 sont de l'Est, la seule exception était avec le 1er président Ahmed Ben Bella, originaire de l'Ouest, soutenu au début, et déposé après par Boumedienne (de l'Est), il n'a pas gouverné plus de trois ans.
- sur 10 chefs de gouvernement de l'indépendance jusqu'à présent (fin 1994), 7 sont de l'Est. Seulement 2 de l'ouest et 1 du centre.
- Dans la même période, les quatre ministres de la défense[12] sont de l'Est.
- La majorité actuelle des officiers influents dans l'armée sont de l'Est.
Cette domination, s'explique par l'avantage historique, le monopole du pouvoir par Boumedienne qui a instauré pendant 13 ans un régime fort basé sur la domination des militaires sur les politiciens et la région de l'Est sur l'Ouest et le reste du territoire algérien.
En outre, pendant le congrès de la réconciliation nationale en 1994, Bouteflika (Ouest), l'ex- ministre des affaires étrangères et l'ami fidèle de Boumedienne fut un candidat pour la présidence de la république. Mais le Lobby de l'Est a refusé sa candidature en choisissant Liamine Zeroual, un militaire de l'Est (Aurès).
6.2.3. LE CONFLIT ETHNIQUE: Arabes / Berbères
La réalité nationale algérienne est faite de pluralisme culturel dont celui qui distingue les Berbères des Arabes pose les problèmes les plus importants[13]. Avant 1831, l'année de l'occupation française, ces problèmes n'avaient jamais eu lieu.
Mohamed Harbi souligne à ce propos: "l'ethnisation des rapports politiques s'est constituée au cours de la période coloniale, elle s'est trouvée renforcée du fait de mouvements de population mettant en présence des communautés qui s'ignoraient. On peut dire qu'en tant qu'idéologies, le Berbérisme et l'Arabo-islamisme sont nés à la même période, dans les années 20. Mais alors que l'arabo-islamisme s'opposera dès sa naissance à la colonisation, il faudra attendre les années 40 pour voir les partisans d'un culturalisme berbère se ranger à leur tour sous le drapeau du nationalisme"[14]. Dès le déclenchement de la révolution, les Berbères, Kabyles ou Chaouis, ont joué un rôle de premier rang. Il faut remarquer, que les chaouis, habitants de l'Aurès, sont des Berbères fortement arabisés et défenseurs engagés pour la langue et la culture arabe, ce qui veut dire par conséquent que le conflit ne se pose pas entre arabes et berbères, mais plutôt entre chaouis et arabes d'un côté et Kabyles de l'autre côté. Ces derniers étaient ambitieux, mais la majorité arabe et chaouite a dominé l’armée, donc le pouvoir.
6.2.3.1. MINORITE AMBITIEUSE / MAJORITE PRUDENTE:
Dans le congrès de la Soummam, le 20 août 1956, les kabyles ont tenté de dominer ce congrès et les appareils de la révolution. Abbane Ramdane en était le dirigeant, il avait ignoré l'appartenance arabe et islamique[15], il avait, également, annoncé, la primauté du politique sur le militaire et l'intérieur sur l'extérieur. Les militaires et la délégation de l'extérieur arabes et chaouis étaient contre la tendance de Abbane. Celui-ci est assassiné par son collègue arabe Abdelhafid Boussouf. De même Krim Belkacem (kabyle), a voulu être le chef de la révolution et avoir un poste de premier plan à la veille de l'indépendance, mais il fut assassiné par la sécurité militaire de Boumediènne..."l'un des soucis lancinants des responsables arabes pendant la guerre d'Algérie aura été de marginaliser les chefs politiques kabyles. A leurs yeux, ils sont à peu prés tous suspects de Berbérisme et leur loyalisme "arabe" n'est pas assuré".[16] Les Berbères kabyles, malgré leurs rôle historique dans la révolution ont perdu toute influence dans l'appareil d'Etat de l'Algérie indépendante.
Ben Bella, le premier président de l'Algérie a réaffirmé l'arabité de l'Algérie et son arabisme militant: "Nous sommes des arabes, des arabes, dix millions d'arabes" déclare-t-il dans un discours à Tunis[17]. Boumediènne, le Berbère arabisé continua la politique arabisante de l'Algérie. Bendjedid, pendant les émeutes du printemps berbère en 1980 réagit fortement et déclara "L'Algérie est un pays arabe, musulman. La question d'être arabe ou pas ne se pose pas. Notre langue est l'arabe, notre religion est l'islam (...) le patrimoine culturel national n'est pas le monopole d'une région ou d'un groupe"[18]. La domination des arabes sur les Kabyles se manifeste par le monopole totale des postes-clés dans l’armée ainsi que dans l'appareil d'Etat algérien[19].
6.2.3.2. POSTES TABOUS: Présidence de la république/Ministère de la défense
Si nous constatons que les postes clés du vrai pouvoir s'incarnent dans la présidence de la république et le ministère de la défense, nous remarquons d'après nos tableaux une domination totale de la coalition arabo-chaouite contre les Kabyles. Sur six président, nous trouvons 4 arabes, 2 chaouites, aucun Kabyle, ni Touareg, ni Mozabite[20]. de même à ce qui concerne le ministère de la défense, sur 4 ministres, il y a qu'un seul arabe (Bendjedid) et 3 Chaouites.
Ce monopole s'explique par les origines historiques des rapports de force dans la révolution. Quand les Kabyles ont perdu le pouvoir avec Abbane Ramdane, Krim Belkacem et Hocine Aït Ahmed, les Arabes et les Chaouites, militaires de l'Est l'ont monopolisé. Il s'explique aussi par le fait que les Kabyles sont une minorité dans la population algérienne.
6.2.4. LE CONFLIT DE GENERATIONS
La révolution algérienne a était déclenchée par des militants jeunes, ayant rejeté le choix pacifique des vieux militants. Ces mêmes militants, dits chefs historiques, ont été à leur tour , écartés par de très jeunes officiers de l'armée.
Ce groupe se forma autour de Boumedienne et écarta le GPRA en première étape, puis Ben Bella dans le coup d'Etat de 19 juin 1965.
Depuis la mort de Boumedienne, le pouvoir est monopolisé par de vieux militaires, les 4 présidents étaient de la vieille génération, ainsi les trois ministres de la défense, alors que sur 8 chefs de gouvernements, ils y’ avaient 5 vieux et seulement 3 jeunes.[21] Le recours à ces jeunes s'explique par le besoin du " vrai pouvoir" de jeunes cadres technocrates, notamment économistes pour réformer l'économie algérienne en crise. En fait, ce poste est plus d'ordre administratif que politique.
Plus sensibles aux courants politiques qui traversent la société, les sous-officiers subissent aussi directement le l’effet de la crise. Leur paupérisation sociale les rapproche des courants politiques les plus radicaux d'obédience religieuse.
En 1995, la recrudescence des assassinats de militaires, dont de nombreux colonels, a aussi fortement altéré les sympathies que pouvaient trouver les groupes terroristes dans les rangs de l'armée...Les jeunes commandants et colonels, issus pour la plupart des grandes écoles algériennes et étrangères, ont cependant perdu nombre de leurs avantages et de leurs privilèges. Plus enclins à conceptualiser et à donner un sens à leur mission, ils en viennent parfois à des accusations de corruption portées par les islamistes à l'endroit de leurs prédécesseurs et des nouveaux riches qui émergent à l'ombre de leurs représailles.[22]
Fallait-il remarquer que le Front islamique de salut (FIS) est, entre autres, une réaction brutale de la jeune génération contre la génération historique.
[1]- Mohamed HARBI, "l'Algérie prise au piège de son histoire", le Monde Diplomatique, 41 années, No 482, Mai 1994.
[2] - Cité in Saïd Boularès, "La Grande Muette livre ses secrets", Les Cahiers de l'Orient, troisième/ quatrième trimestre1995 No: 39/40. P192.
[3]- Khadidja Abada, "La fin d'un mythe", Les Cahiers de l'Orient, op, cit, pp.136-137.
[4] -Saïd Boularès, "La grande muette livre ses secrets"op.cit, p195.
[5] - Ibid., p200.
[6] - Ibid., p204.
[7]- Ibid., p204.
[8]- Ibid., p205.
[9]- Ania FRANCOS et J.P. SERENI, Un Algérien nommé BOUMEDIENE, op. cit., p56.
[10]- L'Aurès est constitué, actuellement, des Wilayas: Betna, Khanchla et Om el-Bawaqi.
[11]- Voir les trois tableaux intitulés, Le président de la république, le Chef de gouvernement, le ministre de la défense dans les annexes.
[12]- Boumediene a monopolisé ce poste dès l'indépendance jusqu'à sa mort en décembre 1978, C'est le poste le plus sensible au sein du pouvoir algérien, le président actuel Lamine Zeroual a exigé de garder ce ministère pour qu'il accepte la présidence de la république.
[13]- Monique Gadant, Islam et Nationalisme en Algérie, op, cit., p58.
[14]- Mohamed Harbi, "Violence, Nationalisme, Islamisme", Les temps modernes, op, cit.
[15]- C'était l'opinion de Ahmed Ben Bella, dans Fethi Eldib, 'Abdennasser et la révolution algérienne, L'Harmattan Paris, 1986, p172.
[16]- Chaker Salam, Berbères aujourd'hui, l'Harmattan, Paris, 1989, p27
[17]- Ibid., op. cit., p12.
[18]- Propos apportés dans ElMoudjahid du 20 Avril 1980.
[19]- A l'exception de quelques rares cas, comme le général-major Mohamed Lamari.
[20]- Se sont des minorités berbères qui n'ont presque aucun poids politique.
[21]- Voir les tableaux dans les annexes.
[22]- Ibid., p206.
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